Le wokisme : entre justice sociale et controverse – des exemples pour y voir clair
Le professeur de l’IEP de Grenoble mis sous protection policière après avoir été accusé d’islamophobie sur les murs de son établissement, puis sanctionné lorsqu’il a dénoncé cette situation. Avez-vous suivi cette affaire qui illustre parfaitement les dérives du mouvement woke en France? Comprenez-vous réellement ce phénomène qui fracture notre société et s’immisce dans nos discussions quotidiennes? Le terme « woke » apparaît dans nos médias, nos débats politiques, nos universités, provoquant tantôt indignation, tantôt approbation. Un fossé se creuse entre ceux qui y voient une avancée sociale nécessaire et ceux qui dénoncent une nouvelle forme de totalitarisme intellectuel.
Aux origines du phénomène de « l’éveil social »
Le terme « woke » trouve ses racines dans les mouvements afro-américains de lutte pour les droits civiques. Issu de l’expression anglaise « stay woke » (restez éveillés), ce concept invitait initialement à la vigilance face aux injustices raciales. Dès 1923, le philosophe jamaïcain Marcus Garvey appelait déjà à un éveil des consciences avec son célèbre « Réveille-toi Éthiopie ! Réveille-toi Afrique ! », incitant les populations noires à prendre conscience des discriminations subies.
Cette notion d’éveil s’est progressivement élargie pour englober une multitude de causes. Le mouvement est sorti de son cadre initial pour dénoncer toutes formes d’injustices envers les femmes, la communauté LGBT ou les immigrés. Ce qui était à l’origine une prise de conscience légitime face au racisme s’est métamorphosé en une idéologie politique globalisée aux contours mal définis. Cette évolution s’est accélérée dans les années 2010, notamment avec l’émergence de mouvements comme Black Lives Matter et #MeToo, qui ont adopté les principes du wokisme tout en élargissant considérablement son champ d’action.
Les fondements idéologiques de cette nouvelle conscience
L’idéologie woke s’articule autour d’une vision binaire de la société, divisée entre dominants et dominés, oppresseurs et opprimés. Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie à Sorbonne Université, résume cette vision : « rien n’existe qui ne soit dominé ou dominateur, victime ou coupable ». Cette approche réductrice catégorise les individus selon leur appartenance à des groupes identitaires figés (race, genre, orientation sexuelle), niant la complexité humaine et l’unicité des parcours individuels.
L’intersectionnalité, concept central du wokisme, considère que les différentes formes d’oppression s’entrecroisent et se renforcent mutuellement. Cette grille de lecture systématique fait de l’Occident le grand coupable, condensant toutes les oppressions : « celle de l’Europe sur le reste du monde (impérialisme), celle de l’homme blanc sur toutes les femmes (patriarcat), celle de l’industrie sur la nature (productivisme), celle des riches sur les pauvres (capitalisme) ». Cette vision manichéenne s’oppose fondamentalement à l’universalisme républicain qui considère chaque individu comme citoyen avant tout, indépendamment de ses caractéristiques particulières.
Manifestations visibles dans notre quotidien
Le wokisme s’exprime concrètement à travers diverses manifestations qui transforment notre environnement social et culturel. Voici les plus emblématiques :
- L’écriture inclusive : Cette pratique linguistique visant à féminiser la langue française divise profondément. L’Académie française s’y oppose fermement, la considérant comme une menace pour la clarté et l’intelligibilité de notre langue.
- Le déboulonnage de statues : À l’image des manifestations aux États-Unis, plusieurs monuments français ont été vandalisés ou menacés de destruction, comme les statues de Colbert ou de Jules Ferry, au nom de leur prétendu colonialisme.
- La censure d’œuvres classiques : Des classiques de la littérature comme « Les Misérables » de Victor Hugo ou « Madame Bovary » de Flaubert sont désormais accompagnés d’avertissements dans certaines universités pour leur contenu jugé offensant.
- Les espaces de non-mixité : Des réunions excluant certaines catégories de personnes (souvent les hommes blancs) se multiplient, comme celles organisées par le syndicat étudiant UNEF, contrevenant aux principes républicains.
- L’hypersensibilité langagière : La traque des « micro-agressions » verbales conduit à une surveillance permanente du langage et à l’autocensure dans les interactions sociales.
La culture de l’annulation comme arme idéologique
La « cancel culture » constitue l’arme la plus redoutable du mouvement woke. Cette pratique vise à ostraciser socialement et professionnellement toute personne exprimant des opinions jugées offensantes par les militants. L’affaire Justine Sacco illustre parfaitement ce mécanisme : cette directrice de communication a perdu son emploi suite à un tweet maladroit sur l’Afrique et le SIDA, devenant la cible d’un lynchage en ligne massif alors qu’elle était encore dans l’avion.
En France, le cas de Christophe Girard, contraint de démissionner de la mairie de Paris après son soutien à Gabriel Matzneff, montre l’importation de ces pratiques dans notre paysage politique. Cette culture de l’annulation s’accompagne d’un effet glaçant sur la liberté d’expression : une étude du Cato Institute révélait que 62% des Américains s’autocensurent désormais par peur des répercussions sociales et professionnelles. Le débat démocratique s’en trouve appauvri, les opinions nuancées disparaissent au profit d’une conformité idéologique forcée qui rappelle les heures les plus sombres des régimes totalitaires.
L’université sous l’emprise des nouveaux censeurs
L’université, autrefois sanctuaire de la libre pensée et du débat intellectuel, devient le terrain privilégié de l’idéologie woke. L’affaire de Sciences Po Grenoble représente un cas d’école : un professeur enseignant la civilisation allemande depuis 25 ans s’est retrouvé sous protection policière après avoir été accusé d’islamophobie sur les murs de l’établissement. Plus troublant encore, c’est finalement la victime qui a été sanctionnée pour avoir dénoncé publiquement cette situation, dans ce que certains qualifient de « parfaite logique stalinienne ».
Pays | Institution | Incident | Conséquences |
---|---|---|---|
France | Sciences Po Grenoble | Professeur accusé d’islamophobie | Protection policière puis mise à pied de la victime |
Grande-Bretagne | Université de Birkbeck | Professeur ciblé pour ses opinions de droite | Démission après 20 ans de carrière |
États-Unis | Divers campus | Conférenciers empêchés de parler | Annulation de conférences, intimidation physique |
Le phénomène touche l’ensemble du monde académique occidental. Un professeur canadien, Eric Kaufmann, a quitté l’Université de Birkbeck à Londres après 20 ans de carrière, repoussé par « la culture de l’annulation ». Il a ensuite lancé l’un des premiers cours sur le wokisme à l’Université de Buckingham, un rare espace de liberté académique. En France, des chercheurs dénoncent la « perméabilité des sciences sociales françaises au wokisme », comparant ce phénomène aux précédentes « glaciations » de la pensée française par le stalinisme puis le gauchisme.
L’infiltration progressive dans les médias et la culture
Les productions culturelles subissent une transformation profonde sous l’influence de l’idéologie woke. Samuel Fitoussi, dans son essai « Woke Fiction », démontre pourquoi des séries comme Friends, des films comme Psychose ou Intouchables ne pourraient plus être produits aujourd’hui. Les œuvres sont désormais soumises à un contrôle idéologique strict qui entrave la liberté créative.
Cette rééducation culturelle impose de nouvelles normes narratives et représentatives. Les productions Disney, Netflix ou Amazon Prime intègrent systématiquement des quotas de diversité souvent anachroniques ou artificiels. La ministre de la Culture, Rachida Dati, a clairement pris position sur ce sujet en février 2024 : « Le wokisme est devenu une politique de censure ». Cette censure morale transforme l’art en champ de bataille politique, sacrifiant l’ambition artistique sur l’autel du message idéologique. Les créateurs se retrouvent contraints de suivre un cahier des charges strict pour éviter toute controverse, appauvrissant considérablement l’imaginaire collectif.
L’exploitation politique des identités minoritaires
Sous couvert de défendre les minorités, le mouvement woke les enferme paradoxalement dans un statut de victime perpétuelle. Cette victimisation systématique devient contre-productive pour l’émancipation réelle des groupes concernés. Le sociologue Musa al-Gharbi dévoile ce paradoxe : « Le wokisme est une manière pour l’élite de préserver sa position sociale ». Incapables d’agir concrètement pour plus d’égalité, les élites se contentent d’afficher leur vertu.
Ce phénomène s’illustre parfaitement par le concept de « virtue signalling » (signalement de vertu), défini comme « l’acte d’exprimer des opinions ou des positions qui s’alignent sur des valeurs morales populaires, souvent via les médias sociaux, dans l’intention de démontrer son bon caractère ». Cette pratique permet aux élites de maintenir leur position dominante tout en se donnant bonne conscience. L’exemple des universités américaines abandonnant les tests standardisés au profit de dissertations personnelles est révélateur : loin de favoriser la diversité, cette mesure a renforcé la ségrégation sociale, les étudiants issus de milieux défavorisés étant moins à l’aise pour mettre en avant leurs difficultés.
Le grand paradoxe : division au nom de l’unité
Le wokisme présente un paradoxe fondamental : tout en prétendant lutter contre les discriminations, il crée davantage de divisions sociales. En focalisant excessivement sur les différences identitaires, il fragmente la société en groupes antagonistes. Comme l’analyse la sociologue Nathalie Heinich, « le wokisme incite à s’affilier mentalement à des communautés fondées sur des similitudes qui reposent toujours sur les liens avec les proches, le semblable, le pareil à soi. C’est l’inverse de la communauté des citoyens ».
Cette régression de l’identité nationale à l’identité tribale menace profondément la cohésion sociale. En reprenant l’analyse durkheimienne, nous constatons que le wokisme favorise une « solidarité des similitudes » au détriment de la solidarité organique qui fonde la nation. Cette fragmentation identitaire aboutit à l’impossibilité du dialogue entre communautés, chacune vivant dans sa bulle de perceptions et de revendications. Le résultat? Une société balkanisée où la notion même de bien commun devient inopérante, remplacée par une concurrence victimaire permanente.
Stratégies de résistance face à la nouvelle orthodoxie
Face à cette nouvelle orthodoxie, des stratégies de résistance émergent. La première consiste à défendre fermement la liberté d’expression dans tous les espaces publics. Le statut de fonctionnaire des enseignants-chercheurs français constitue un atout précieux, leur permettant de s’exprimer sans risque pour leur carrière, contrairement à leurs homologues anglo-saxons.
La seconde approche repose sur la création d’espaces de discussion ouverts et raisonnés, comme l’illustre l’initiative du professeur Eric Kaufmann à l’Université de Buckingham. Son cours sur le wokisme propose d’analyser ce phénomène « d’une manière empirique et analytique plutôt qu’à partir d’une position politique ou normative particulière ». Le « Manifeste de l’anti-wokisme » appelle quant à lui à « la formation de collectifs citoyens, la défense juridique contre les abus idéologiques, et l’engagement dans les débats publics ». Ces initiatives visent à restaurer un débat serein fondé sur des faits plutôt que sur l’émotion, tout en abordant les questions de discrimination de manière équilibrée et nuancée.
Regard vers l’avenir
Les données empiriques récentes suggèrent que le wokisme aurait atteint son apogée vers 2021-2022 et connaîtrait désormais un reflux. Cette tendance offre l’opportunité de redéfinir notre approche des questions identitaires et de justice sociale, en préservant ce que le mouvement a de plus noble – la lutte contre les discriminations réelles – tout en rejetant ses dérives idéologiques.
L’avenir réside dans la défense vigoureuse de l’universalisme contre toute forme de censure idéologique. Nous devons réaffirmer que l’individu ne se réduit pas à son appartenance à des groupes identitaires, mais qu’il est avant tout un sujet libre et autonome. Comme le souligne Alain Policar, chercheur au CEVIPOF : « Si l’on souhaite que le wokisme reste un mythe, qu’il demeure introuvable, l’universalisme, en tant que tel, ne peut être relativisé ». La voie à suivre consiste à promouvoir un débat public fondé sur la raison plutôt que sur l’indignation permanente, à valoriser la complexité humaine contre les simplifications idéologiques, et à construire une société où la lutte contre les discriminations s’inscrit dans un projet d’émancipation collective, non dans une compétition victimaire destructrice.
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