Quand on est embêté par une affaire, faut en créer une autre : le fameux théorème de Pasqua
Imaginez la scène. Un homme politique pris la main dans le sac, des journalistes aux trousses, l’opinion publique qui s’enflamme sur les réseaux sociaux. Les titres s’enchaînent, les éditorialistes montent au créneau, tout le monde attend des explications. Vous vous attendez à un séisme. Et puis, quelques jours plus tard, miracle : silence radio. L’affaire a disparu des radars, comme volatilisée.
Comment diable est-ce possible ? La réponse tient en une phrase que l’on attribue à Charles Pasqua, ancien ministre de l’Intérieur au verbe truculent : « Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire, et si nécessaire une autre affaire dans l’affaire de l’affaire, jusqu’à ce que personne n’y comprenne plus rien. » Cette formule, que l’intéressé a toujours reniée, résume à merveille une stratégie de diversion devenue, au fil des décennies, une véritable science politique. Nous allons décortiquer ensemble ce fameux théorème, voir comment il s’applique depuis des années dans l’Hexagone, et comprendre pourquoi, malgré son cynisme évident, il continue de fonctionner à merveille.
Le théorème de Pasqua : cette citation qui n’en est peut-être pas une
Commençons par le commencement. Cette phrase célèbre, vous l’avez peut-être entendue cent fois, citée dans les dîners, reprise dans les médias, brandie comme la preuve ultime du cynisme politique français. Pourtant, Charles Pasqua et ses proches l’ont toujours formellement démentie. Jamais prononcée, jurent-ils. Une invention, une légende urbaine, un mythe politique comme il en existe tant. Mais voilà le paradoxe fascinant : vraie ou apocryphe, cette citation a acquis une dimension prophétique. Elle décrit si parfaitement une méthode réellement employée dans les couloirs du pouvoir qu’elle en devient plus vraie que nature. Certaines phrases inventées finissent par coller tellement bien à la réalité qu’on se demande si elles n’ont pas toujours existé. C’est exactement le cas ici. Peu importe finalement que Pasqua l’ait dite ou non : le théorème porte son nom parce qu’il incarne parfaitement cette stratégie du brouillard, cette capacité à noyer le poisson jusqu’à l’asphyxie collective.
D’ailleurs, si vous examinez le parcours de l’homme, vous comprenez vite pourquoi on lui a attribué cette paternité douteuse. Pasqua n’était pas du genre à s’embarrasser de dentelle. Ses autres citations, celles-là bien réelles, témoignent d’un cynisme assumé qui fait presque sourire tant il est frontal. « Les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent », disait-il sans sourciller. Ou encore, dans un registre plus viril : « La politique, ça se fait à coups de pied dans les couilles. » Des formules qui claquent, qui marquent les esprits, et qui dessinent le portrait d’un homme rompu aux jeux de pouvoir les plus brutaux.
Charles Pasqua, l’homme derrière la légende
Pour saisir toute la portée de ce théorème, il faut connaître l’homme. Charles Pasqua, c’est d’abord un ancien résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, un gaulliste de la première heure, deux fois ministre de l’Intérieur sous François Mitterrand puis Jacques Chirac. Un homme redouté, craint même, qui a marqué la vie politique française par sa poigne de fer. Mais c’est aussi, et surtout, un habitué des tribunaux. Son parcours judiciaire ressemble à un inventaire à la Prévert : affaire du casino d’Annemasse, où il a été condamné pour financement illégal de sa campagne européenne de 1999 grâce à la vente d’un casino dont il avait lui-même autorisé l’exploitation en tant que ministre. L’affaire GEC-Alsthom, l’Angolagate, le scandale « Pétrole contre nourriture » en Irak… Une accumulation de dossiers sulfureux qui aurait pu briser n’importe quelle carrière politique.
Paradoxalement, ces scandales à répétition ont renforcé son image de stratège implacable. Pasqua n’a jamais vraiment payé le prix politique de ses démêlés judiciaires. Au contraire, il en est sorti auréolé d’une réputation de dur à cuire, d’homme qui sait se sortir de tous les mauvais pas. Cette capacité à transformer les ennuis en atouts a fait naître dans l’imaginaire collectif l’idée qu’il maîtrisait parfaitement l’art de la diversion. Quand vous réussissez à survivre politiquement malgré tant d’affaires, vous devenez forcément suspect d’avoir un tour de passe-passe dans votre manche.
Comment fonctionne la stratégie de diversion en politique
Entrons maintenant dans le vif du sujet : comment fonctionne concrètement ce fameux théorème ? Le principe est d’une simplicité désarmante. Quand un scandale éclate et menace de vous emporter, au lieu de vous défendre frontalement sur le fond, vous créez une nouvelle controverse. Une sous-affaire, un incident parallèle, un rebondissement inattendu qui va détourner l’attention des médias et du public. L’objectif : brouiller les pistes, noyer l’information initiale sous une avalanche de nouvelles données, jusqu’à ce que personne ne sache plus très bien de quoi on parle au départ.
Pourquoi ça marche si bien ? Parce que l’attention médiatique est une ressource limitée. Les journaux télévisés ont vingt minutes pour couvrir l’actualité mondiale, les sites d’information saturent leurs lecteurs de notifications, et le public, submergé, finit par décrocher. La complexité devient votre alliée : plus l’affaire est incompréhensible, moins les gens s’y intéressent. Pasqua lui-même l’avait formulé autrement, avec une autre métaphore savoureuse : « Quand on remue la merde, il faut éviter de le faire devant un ventilateur. » Traduction : si vous devez gérer un scandale, faites en sorte que ça ne se répande pas partout. Et si ça commence à sentir mauvais, créez une autre odeur ailleurs.
La recette classique de la diversion politique, celle que nous observons régulièrement dans l’actualité française, comprend plusieurs ingrédients bien identifiés :
- Créer une sous-affaire qui détourne l’attention du problème initial
- Multiplier les communiqués de presse et les interventions publiques pour saturer l’espace médiatique
- Retourner la situation pour se présenter en victime d’un complot ou d’un acharnement
- Attaquer les procédures judiciaires ou les méthodes d’investigation plutôt que de répondre sur le fond des accusations
L’affaire Sarkozy-Taubira : le théorème en application
Pour bien comprendre l’efficacité redoutable de cette technique, prenons un cas d’école : mars 2014, l’affaire des écoutes téléphoniques de Nicolas Sarkozy. L’ancien président de la République, alors dans l’opposition, est sur écoute dans le cadre de plusieurs dossiers embarrassants : les affaires Tapie, Bettencourt, Karachi et les soupçons de financements libyens de sa campagne de 2007. Les enquêteurs découvrent qu’il utilise une ligne téléphonique secrète sous le pseudonyme de « Paul Bismuth » pour communiquer avec son avocat. Les écoutes révèlent des conversations compromettantes suggérant une tentative de corruption d’un magistrat de la Cour de cassation, Gilbert Azibert.
Face à ce scandale explosif, quelle stratégie adopte l’UMP, le parti de Sarkozy ? Plutôt que de répondre sur le fond des accusations, le parti choisit l’offensive. Les écoutes sont-elles légales ? Pourquoi la ministre de la Justice, Christiane Taubira, était-elle informée de cette affaire ? N’y a-t-il pas là une instrumentalisation politique de la justice par le pouvoir socialiste ?
En quelques heures, le débat se déplace. On ne parle plus de la corruption présumée de Sarkozy, mais des méthodes employées pour le confondre. L’ancien président, initialement mis en cause, devient une victime du pouvoir en place. Un retournement magistral qui a permis de transformer une situation catastrophique en bataille judiciaire sur les libertés individuelles. Franchement, quand on observe cette séquence avec du recul, on ne peut qu’admirer l’efficacité du procédé, aussi contestable soit-il moralement.
Du Covid à Mbappé : le théorème traverse les époques
Cette stratégie ne se limite plus à la politique partisane traditionnelle. Elle a essaimé, contaminé tous les secteurs où l’image publique est en jeu. Regardez la gestion de la crise du Covid-19 : entre les revirements sur les masques, les atermoiements sur les vaccins, les annonces contradictoires sur les restrictions, le gouvernement français a souvent semblé naviguer dans un brouillard communicationnel. À chaque nouvelle polémique, une diversion apparaissait opportunément pour diluer le débat. Était-ce volontaire ? Difficile à dire, mais le résultat est le même : une surcharge informationnelle qui a rendu impossible un vrai débat démocratique sur la gestion sanitaire.
Prenons un exemple plus récent et inattendu : Kylian Mbappé. En octobre 2024, le footballeur français est cité dans une enquête pour viol présumé en Suède, après une soirée à Stockholm. Une affaire grave, potentiellement dévastatrice pour son image. Comment son équipe de communication réagit-elle ? En détournant l’attention vers son conflit avec le Paris Saint-Germain, en laissant filtrer des informations sur les 55 millions d’euros de salaires impayés, en construisant une narrative où Mbappé devient la victime d’une campagne de dénigrement orchestrée par son ancien club.
Résultat : les médias se focalisent autant, sinon plus, sur le litige financier que sur les accusations suédoises. Le théorème de Pasqua s’applique désormais au football, au showbiz, à tous les domaines où une personnalité publique doit gérer une crise d’image. C’est devenu un réflexe pavlovien de la communication moderne : quand ça sent le roussi, créez une autre histoire.
Pourquoi ça marche (trop) bien
Vous vous demandez certainement comment une manipulation aussi grossière peut encore fonctionner à l’ère de l’information permanente et des fact-checkers professionnels. La réponse tient en trois mots : surcharge informationnelle. Nous vivons dans un monde où les informations se déversent sur nous par millions chaque jour. Le cycle médiatique s’est accéléré de manière vertigineuse, les chaînes d’info en continu ont besoin de nourrir la bête 24 heures sur 24, les réseaux sociaux amplifient le moindre buzz. Dans ce tourbillon, suivre une affaire complexe sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois, relève de l’exploit. Le public décroche, fatigue, passe à autre chose. Les médias, prisonniers de l’audimat et du clic, préfèrent le spectacle à l’analyse de fond. Une nouvelle polémique chasse toujours la précédente.
Mais soyons honnêtes, nous partageons tous une part de responsabilité dans cette dérive. Citoyens, nous manquons de persévérance dans notre vigilance démocratique. Journalistes, nous cédons trop souvent à la facilité du buzz plutôt qu’à l’enquête au long cours. Institutions judiciaires, nous mettons parfois des années à trancher, laissant les affaires pourrir dans l’oubli médiatique. Cette réussite collective du théorème de Pasqua en dit long sur notre rapport à la vérité et à l’exigence démocratique. Nous acceptons implicitement que les puissants puissent se jouer de nous, pourvu que le spectacle continue.
Quand la diversion devient la norme, quand personne ne s’étonne plus qu’un scandale en chasse un autre sans que justice soit vraiment rendue, c’est le débat démocratique lui-même qui s’effondre. Au final, le vrai génie de Pasqua n’est pas d’avoir inventé cette stratégie : il l’a juste formulée mieux que quiconque, et nous continuons de la pratiquer religieusement, comme si c’était écrit dans le marbre de la République.











































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