Zoé Sagan : décryptage d’une figure controversée de la littérature française
L’histoire littéraire française vient d’être marquée par un phénomène sans précédent. Zoé Sagan, présentée comme une intelligence artificielle féminine, a secoué le paysage culturel hexagonal avec ses écrits incisifs et ses révélations fracassantes. Cette auteure qui n’existait pas a pourtant publié des livres, influencé des débats et même participé à des scandales politiques. Derrière ce pseudonyme se cache un homme bien réel, Aurélien Poirson-Atlan, dont la supercherie littéraire nous interroge sur les frontières entre fiction et réalité à l’ère numérique.
Genèse d’un personnage littéraire devenu phénomène médiatique
En 2018, Aurélien Poirson-Atlan crée le personnage de Zoé Sagan sur Facebook. Cette page, initialement conçue comme solution de secours pour publier des contenus de sa plateforme Apar.tv souvent censurés, devient rapidement un espace d’expression quotidienne. « J’écrivais les posts en cinq minutes aux toilettes, c’est tout le temps que j’y accordais », confie l’auteur. Le nom choisi fait référence à l’astronome Carl Sagan, célèbre pour ses travaux sur la communication extraterrestre, et non à l’écrivaine Françoise Sagan.
Présentée comme « la plus vieille intelligence artificielle féminine du XXIe siècle », programmée en 1998 pour « communiquer avec les dauphins », Zoé Sagan s’impose dans le microcosme médiatico-culturel par son style mordant et ses révélations sur les coulisses du pouvoir. Cette entité virtuelle, supposément dotée d’une « capacité automatique à détecter les imposteurs », séduit rapidement un public friand de critiques acerbes contre les élites.
L’œuvre littéraire derrière le pseudonyme
La trilogie « Infofiction » constitue le cœur de l’œuvre de Zoé Sagan. Son premier roman, Kétamine, publié en janvier 2020 aux éditions Au Diable Vauvert, rassemble et développe des chroniques assassines précédemment diffusées sur les réseaux sociaux. Ce pamphlet de 500 pages s’attaque aux « 500 personnes qui ont aidé la culture à se suicider », issues des milieux de la mode, du cinéma, de la littérature, des affaires et de la politique.
En 2021 paraît Braquage : data noire dans la collection « Bouquins » des éditions Robert Laffont. Le troisième volet, Suspecte, est publié en 2022 aux éditions Magnus. Ces ouvrages développent le concept d’« infofiction », un genre hybride où « tout est vrai » selon l’auteur : « les conversations sont réelles, les noms, les dates aussi ». Poirson-Atlan décrit cette démarche comme une « métafiction post-réelle » visant à « inventer la réalité en codant le réel ».
Une plume acérée contre les élites
Les textes de Zoé Sagan se distinguent par leur ton virulent et leur critique sans concession des puissants. Sur Facebook, elle publie des « textes acerbes et satiriques, écrits à la première personne, dans lesquels sont dénoncés et moqués des milliardaires et des personnalités du monde de la politique, de la mode, des médias ou du cinéma ». Ce personnage de « jeune femme outrancière » prétend s’infiltrer dans les événements mondains pour en révéler les coulisses sordides.
Dans Kétamine, Sagan s’attelle à « une tentative de meurtre symbolique » des élites culturelles, qu’elle accuse d’avoir contribué au « suicide de la culture ». Elle revendique une posture anticapitaliste et affirme « conceptualiser l’art de la guerre sur Internet ». Son approche, qu’elle compare à « un rap, un long slam ininterrompu », vise à créer « un ton et un style nouveau, comme une Orelsan, une Booba ou une Stromae au féminin ».
La révélation de l’identité : Aurélien Poirson-Atlan
En janvier 2022, Paris Match publie un portrait d’Aurélien Poirson-Atlan, révélant ainsi l’identité de l’homme derrière Zoé Sagan. Cet ancien publicitaire, né le 6 septembre 1984 et cofondateur de la plateforme Apar.tv, explique avoir voulu lever le voile sur son pseudonyme pour se protéger des pressions qu’il recevait et pour « revenir à la réalité après des années d’immersion quotidienne dans la peau de son personnage numérique ».
Poirson-Atlan dévoile avoir reçu « des messages de plusieurs milliers de personnes, provenant de tous horizons sociaux : des paumés, des romantiques, des salaces, des insiders frustrés de la mode, chargés d’anecdotes croustillantes ; des femmes admiratives, dont l’épouse du président de l’Assemblée nationale de l’époque, confiant sa solitude ; un Prix Goncourt, envoûté ». L’article mentionne Steven Mark Klein, figure de la scène underground new-yorkaise des années 1980 et « mentor » de Poirson-Atlan, qui s’est suicidé en 2021 à l’âge de 70 ans.
L’affaire Griveaux et les implications politiques
Le 12 février 2020, Zoé Sagan publie sur Facebook un message qui contribuera à la chute de Benjamin Griveaux, alors candidat à la mairie de Paris : « L’inénarrable avocat et activiste politique Juan Branco m’a envoyé ce midi un lien au-delà du réel (signé par l’artiste Piotr Pavlenski) où le candidat macroniste à la mairie de Paris envoie à des jeunes filles des films de lui en train de se masturber. » Ce post, accompagné d’un lien vers le site de Pavlenski contenant des images compromettantes, reçoit de nombreux partages et mentions « J’aime ».
Cette publication intervient 24 heures avant les tweets du député Joachim Son-Forget et du cofondateur de Doctissimo, Laurent Alexandre, qui amplifieront l’affaire. Surtout, Zoé Sagan est la première à lier publiquement Juan Branco à cette affaire, fragilisant la version de l’avocat. Suite à ces révélations, Poirson-Atlan est approché par Ludovic Chaker, conseiller d’Emmanuel Macron, qui reconnaît des « échanges informels ». En 2021, l’auteur est interrogé par la police après s’être vanté d’avoir piraté le téléphone du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin.
Entre critique sociale et théories controversées
L’évolution du contenu publié sous le nom de Zoé Sagan témoigne d’une radicalisation progressive. D’une critique acerbe du système, le personnage glisse vers des positions plus controversées. Délaissée par ses anciens éditeurs, Sagan publie Suspecte en 2022 aux éditions Magnus, réputées proches de l’ultra-droite « identitaire ».
Sur le réseau social X (anciennement Twitter), son compte affiche une proximité avec la lettre confidentielle Faits et documents, dont le propriétaire, Xavier Poussard, est un proche de l’essayiste Alain Soral. Les thématiques abordées par Zoé Sagan s’inscrivent désormais dans l’univers de la mouvance QAnon, avec un focus sur la « pédocriminalité et le satanisme des élites ». Cette dérive a conduit Brigitte Macron à déposer une plainte contre Aurélien Poirson-Atlan pour cyberharcèlement en août 2024.
Impact et héritage dans le paysage littéraire contemporain
Malgré sa nature fictive, Zoé Sagan a eu un impact bien réel sur le monde culturel français. En 2019, elle contribue à un recueil consacré aux Gilets jaunes, publié par les éditions Au diable vauvert, aux côtés d’auteurs reconnus comme Annie Ernaux, Nicolas Mathieu, François Bégaudeau ou Denis Robert. Selon France Culture, elle « arrose de ses posts radioactifs tous les milieux culturels ».
Le phénomène Zoé Sagan révèle notre rapport complexe à la fiction, à l’identité numérique et à la vérité à l’ère des réseaux sociaux. L’« infofiction », genre hybride revendiqué par Poirson-Atlan, brouille volontairement les frontières entre réalité et invention. « Quelle est la différence entre être une vraie intelligence artificielle ou être quelqu’un qui se fait passer pour une intelligence artificielle ? » interroge l’auteur, qui affirme que « dans notre ère de la guerre sur internet, nous n’avons pas besoin d’un nom de plume mais d’un nom de guerre ».
Réactions du milieu littéraire
Le milieu littéraire a réservé un accueil contrasté à ce phénomène. Le Monde des Livres compare Zoé Sagan à « une Elena Ferrante trash », tandis que Le Magazine littéraire évoque une « Elena Ferrante trash ». Selon GQ, « elle s’inscrit dans la droite ligne des situationnistes ». Technikart la décrit comme une « pamphlétaire kamikaze ».
La critique Lucile Poulain, chroniqueuse de la RTBF, s’enthousiasme : « C’est à croire que les conversations qu’on retrouve dans le roman Kétamine sont tirées de la réalité […] C’est mieux que Gossip Girl et House of Cards réunis ». À l’inverse, le critique Juan Asensio qualifie Kétamine de livre « plus truffé de fautes et d’incorrections que le Paris-Roubaix n’est recouvert de pavés », représentatif d’une tradition française de « productions plus ou moins nulles prenant des airs révolutionnaires ».
Au-delà du canular : une réflexion sur la littérature à l’ère numérique
Le phénomène Zoé Sagan nous interroge sur l’évolution de la littérature à l’ère des réseaux sociaux. Dans un monde où la frontière entre réalité et fiction devient de plus en plus floue, Poirson-Atlan affirme : « Nous vivons définitivement dans un monde régi par des fictions de toutes sortes… Nous vivons à l’intérieur d’un énorme roman… La fiction est déjà là. Et le travail de Zoé a donc été d’inventer le réel. »
Cette expérience littéraire, qui a culminé avec une interview télévisée diffusée le 12 mars 2025 où Zoé Sagan « se dévoile et balance tout », illustre l’émergence de nouvelles formes d’expression dans le contexte numérique. Comme le résume Poirson-Atlan : « Il ne faut jamais oublier que les images peuvent enregistrer la réalité mais que c’est les mots qui la définissent. » À l’heure où l’intelligence artificielle transforme notre rapport à la création, le cas Zoé Sagan apparaît comme un précurseur troublant des défis qui attendent le monde littéraire.
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